L’école des chefs

Dans cette église du centre-ville, se produit un ensemble de musique baroque. Le concert est organisé par une association qui veut permettre à des publics « non avertis » de découvrir la musique classique dans de belles salles. Le public est composé de collégiens « des quartiers », comme on dit. Ils sont arrivés là en grappes bruyantes : baskets, casquettes et écouteurs dans les oreilles. Brouhaha dans l’église : les 200 invités ne sont pas familiers de ce genre de « salle » !

L’orchestre et les choristes montent sur scène en pourpoints, dentelles et robes à corsage. Choc des cultures. Visiblement, public et musiciens ne se sont pas mis d’accord sur un « dress-code ».

Le chef d’orchestre descend de la scène, s’approche des jeunes et leur annonce qu’il va leur faire entendre des œuvres auxquelles ils ne sont pas habitués : il va falloir faire l’effort d’écouter. Le concert commence : il faut du temps pour que les jeunes acceptent de le suivre. Le chef les a à l’œil. Il les regarde, sourit : pas l’ombre d’un reproche. Entre deux morceaux, il leur parle de Joseph Haydn livré à lui-même sur le pavé de Vienne, jouant bien malgré lui pour des enterrements, histoire de gagner quelques sous. Il leur parle des complexes de cet homme malmené par la vie, liés à son physique ingrat, de sa vie amoureuse difficile et déçue. Et de sa musique qui traduit ce qu’il ne sait pas dire avec des mots. Le chef parle d’une voix douce, tranquille et assurée, de son amour de la musique et de la vie : il se laisse connaître, ses mots font mouche. Visiblement, il connaît « son » public.

Il présente un morceau que l’orchestre va maintenant jouer : il s’agit d’un dialogue qu’il faudra discerner entre une flûte et une voix. Évocation d’un amour difficile : il faudra écouter pour entendre, faire silence pour comprendre.

Les lumières s’éteignent à nouveau. Silence. Une flûte et la voix d’une alto se mêlent : l’étrange chant d’amour se distingue clairement – chez qui veut bien l’entendre – des autres partitions. Le jeune public est suspendu… 

Entre chaque œuvre, le « chef » ouvre des portes : en quelques mots, il dit où il propose d’aller. Les jeunes sont comme élevés par la confiance de cet homme qui semble les connaitre. Le concert dure plus d’une heure et se termine sous un tonnerre d’applaudissements.

Il se poursuit par un échange entre le chef et le public.

  • « C’était cool, M’sieur ! Ils vous obéissent, les musiciens ? »
  • « Non, répond le chef d’orchestre. Ils ne m’obéissent pas. Ils me regardent et ils m’écoutent. Je les regarde et je les écoute. Et chacun joue sa partition. Mes gestes les invitent à être attentifs, à écouter mieux ce que jouent les autres qui sont à côté d’eux. C’est toujours comme cela que l’on fait de belles choses. En regardant et en écoutant les autres. Je suis là pour les encourager … »
  • « Alors, M’sieur, quand vous bougez les bras, c’est pas pour les commander ? ». 
  •  « Non, poursuit le chef, ce n’est pas pour les commander. Si je m’agite un peu, c’est pour leur donner de l’énergie, et pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. Parce que c’est eux qui jouent la musique, pas moi. Moi, je suis là pour qu’ils donnent le meilleur… »

Quelle leçon… 

Elle me parle du Bon Berger de l’évangile : il connaît, se laisse connaître et ouvre les portes de l’enclos pour que chacun puisse vivre ce qu’il a à vivre.

L’école des chefs, en somme…

Cette chronique est parue dans La Vie n°4103 du 18 avril 24

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