Un admirable échange

Pour une fois, je suis à l’avance. J’attends le train dans une gare encore déserte. Un homme d’une trentaine d’années vient s’asseoir dans la salle d’attente où je suis encore seul. A son gilet bleu marqué du logo de son entreprise, je vois qu’il s’agit d’un « agent d’entretien » comme on dit dans les trains, une de ces personnes dont on ne sait que rarement le prénom, chargée d’arpenter les TGV pour collecter nos déchets de voyageurs. Le jeune homme sort de son sac un pique-nique qu’il attaque goulument : il faut prendre des forces avant de commencer le service. En me regardant, il s’arrête de manger et me demande : « Voulez-vous un de mes sandwiches  ? ». Je ne connais pas cet homme, il ne me connaît pas, je ne lui ai rien demandé et je n’ai pas vraiment l’impression de paraître affamé. Sans même réfléchir, je lui réponds poliment que « non merci, monsieur : j’ai déjà mangé… ». Et je fais mine de me laisser absorber par le bouquin que j’ai dans les mains…

Quoi ? Réveille-toi Raphaël ! Tu sais très bien que tu n’as pas mangé ! 

Je suis presque honteux de vous le dire : j’ai décliné sans aucune raison l’invitation de cet homme, sans trop savoir pourquoi. Et je dois dire aussi que je n’ai pas osé me reprendre, lui dire que finalement, cela me ferait bien plaisir. Mon invitant a continué son repas tout seul, scrollant l’écran de son téléphone entre deux bouchées de pain, et moi… je suis resté penaud, le ventre vide. D’autres voyageurs sont arrivés, le jeune homme s’est levé pour leur laisser la place, a repris son bagage en me disant « au revoir, Monsieur »… Je ne suis pas fier d’écrire cela. J’essaie depuis de comprendre ce qui s’est passé. 

Donner, ça va ! Ça passe. C’est bon. C’est gratifiant. Ça vous honore. Mais recevoir est une toute autre affaire. Et tourne dans ma tête la réaction de Pierre à Jésus lors du dernier repas : « Toi, me laver les pieds ? Jamais »…

On m’a toujours appris qu’il faut donner avant de recevoir, mais peut-on donner avec justesse si l’on ne sait pas recevoir ? On m’a appris qu’on ne peut donner que ce que l’on a : est-ce aussi juste qu’on le prétend ? J’ai été élevé dans le réflexe naturel de donner ; comme disent nos amis belges, « j’ai difficile à recevoir »… D’autres, par ailleurs, ont le réflexe naturel de recevoir et ne savent pas comment donner.  Rassurez-moi, amis lecteurs, dites-moi que cela ne concerne pas que moi…

La vie est un mouvement : recevoir et donner fait partie de ce mouvement.  La vie est un échange où même la pauvreté et le manque deviennent cadeau à l’autre. Recevoir ne fait pas de nous des dépendants, et donner avec cœur ne nous retire rien… Accepter le sandwich du jeune homme m’aurait rendu plus simple et plus humain, et le bonheur de partager l’aurait nourri tout autant que moi, sans l’appauvrir en rien. L’échange est un gagnant/gagnant. J’aime la préface de Noël dans laquelle on redit que dans cet « admirable échange », notre nature humaine reçoit une noblesse incomparable… La salle d’attente de la gare aurait pu devenir une éphémère et bienfaisante salle de fête.

Consentir à recevoir est un chemin de rencontre avec l’autre et sans doute avec Dieu. Refuser de se reconnaître en manque entraine sur un chemin de mort. Recevoir et donner donne une profondeur d’humanité sans laquelle la vie n’est qu’une triste juxtaposition de solitudes. « Il est une chose que nous ne savons pas toujours, écrivait Madeleine Delbrêl, c’est que pour apprendre à recevoir les biens de Dieu, il faut apprendre à recevoir des hommes. Nous pouvons être égarées par une fausse notion de la charité fraternelle et perdre ainsi une part de notre « capacité » à recevoir Dieu. Dieu se donnera toujours aux petits et nous devons percevoir l’illogisme qu’il y aurait à ne vouloir être pour les autres que le grand qui donne, en restant pour Dieu le petit qui reçoit.[1]» 

Ce qui rend l’évangile profondément humain, ce n’est pas seulement que des pauvres bergers soient venus adorer un enfant dans une crèche, c’est que la Sainte Famille se soit laissée nourrir par la joie simple et naïve de ces hommes de peu. Ce n’est pas que les Mages venus d’Orient aient partagé  des cadeaux signes de leur savoir et de leur richesse, mais qu’ils se soient laissés nourrir eux-mêmes par la fragilité d’un petit d’homme. Ce qui rend profondément humaine l’aventure chrétienne, ce n’est pas d’abord que le Tout-Puissant soit venu « racheter » l’homme, mais qu’en Jésus, il se soit laissé entrevoir, toucher, nourrir, aimer par les pauvres bougres que nous sommes. Un « admirable échange [2]» : ce n’est plus l’heure de se fermer au pain de l’autre. C’est celle de retourner chez nous par un autre chemin…

Raphaël Buyse 


Cette chronique est parue dans le 1° numéro de La Vie, de janvier 2024.

[1] « Notre vie », Tome 15 des Œuvres complètes – Nouvelle Cité 2017, page 60

[2] Préface de Noël

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