Rien qu’une crise d’adolescence

Bon allez. Il ne faut pas qu’on s’en fasse trop.
Il ne faut pas en faire un drame. Le plus jeune fils de la petite histoire que raconte Jésus est parti de la maison. Il ne faut pas en faire un plat. Il avait simplement envie de vivre sa vie, envie de prouver à ses amis qu’il pouvait vivre loin de son père.
N’écoutez pas, les lycéens : ce n’est rien d’autre qu’une crise d’adolescence.

Il a quitté la maison, sur un coup de tête sans doute, pour se prouver qu’il est un homme. Et son père savait bien qu’il allait revenir. Il n’était pas moins père parce que son fils était parti loin de chez lui.
Il se doutait bien qu’il allait revenir : chaque matin, il allait jusqu’au bout de l’allée du jardin et sur la pointe des pieds, il attendait. Des heures durant, il attendait. Il savait bien que son fils allait revenir.
Non, ce qui l’a touché, le père, c’est un jour – longtemps après précise Jésus – de voir son jeune fiston revenir à la maison, désabusé. Ne croyant plus en lui. Se trouvant moche et un peu con. C’est ça qui a dû attrister le père : pas tant le fait de le voir s’en aller que de le voir revenir tout penaud, de voir son fils ne plus croire en lui-même et même désespérer de lui.
Vous avez entendu la rengaine : « père, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils, traite-moi comme un de tes ouvriers »…
Oui, c’est cela d’abord qui a dû toucher le père : c’est toujours triste de voir quelqu’un qu’on aime douter de lui…

Par contre, celui qui est inquiétant, c’est l’autre : le grand dadais de la parabole.
Le fils aîné bien sage, tout propre sur lui, obéissant comme pas deux, faisant tout pour son père. Monsieur sans-faute. Monsieur Bien-dans-les-clous. Monsieur Réglo. Monsieur Trop-sur-de-lui, aussi. Ce grand gaillard n’avait qu’une seule envie : de vivre « pour faire plaisir à son papa ». Mais ce n’est pas ça, la vie !
La vie, ce n’est pas « faire plaisir ». La vie, c’est d’exister.  On ne vit pas « pour faire plaisir » à son conjoint, à ses amis, à son patron, à ses parents, à son curé ou à son évêque. On vit pour VIVRE. On vit pour être SOI. On vit pour devenir SOI.
Et c’est d’ailleurs ce qui plait à Dieu !
Un vieux père jésuite, mort il y a quelques années (il s’appelait François Varillon) disait que « la plus haute louange de Dieu, c’est d’exister fortement ».

Le grand garçon de l’évangile, on ne peut pas dire qu’il existait.  Il courait, il bossait, il trimait, il entretenait le jardin… mais tout cela sans grande joie. Il vivait dans l’espoir d’une récompense, et ça, ce n’est pas vraiment vivre !

Quelle affaire, cette parabole de Jésus !
D’un côté un grand gaillard qui croit un peu trop en lui et en ses mérites. Et de l’autre un petit gars qui n’arrive plus à se regarder en face et qui ne croit plus en lui.
Ben dites-donc, vous les parents qui êtes ici : quel drôle de métier vous faites !

Allez, on sort de cette petite histoire que raconte Jésus et on regarde nos vies.
Ne trouvez-vous pas que ça nous ressemble un peu cette histoire là ?

Ça ne vous arrive jamais, à vous, de quitter la maison ;  de vouloir vous affranchir de vos relations, de vos communautés et même de Dieu. Ça ne vous arrive jamais à vous de croire que vous seriez tellement mieux sans les autres, surtout sans vos parents, vos conjoints, vos collègues et vos amis ? Ça ne vous arrive jamais de vouloir prendre vos cliques et vos claques et de vous enfuir dans un pays lointain, en y faisant du grand n’importe quoi pourvu que ça ne ressemble plus à votre vie ordinaire ? Ça ne vous arrive jamais à vous, malades ou bien portants, jeunes ou anciens, laïcs ou prêtres, d’être comme ce jeune fils de l’évangile qui ne croit plus en lui, qui se trouve moche et bête, triste et petit, ringard et démodé. Ça ne vous arrive jamais ?

Il faut dans ces heures là relire cet évangile et regarder la tellement belle attitude du père dont nous parle Jésus. Dès qu’il voit son fils revenir, il se met à courir à sa rencontre et il le couvre de baisers. Et l’autre n’a même pas le temps de débiter tout son discours désabusé. Il le prend dans ses bras et il lui dit : « tu étais mort, mais je veux que tu vives ».
C’est ça la miséricorde du Seigneur !
C’est une parole posée un jour sur nous par un ami, un conjoint ou par un frère : « Je veux que tu vives ! »
Et c’est quelque chose comme ça, le sacrement de la réconciliation : une parole et un geste, posés par un prêtre – in nomine Christi – qui (comme le père de la parabole) s’en fiche éperdument des nuits par lesquelles nous avons pu passer et qui nous dit – au nom même du Seigneur – : « je veux que tu vives. Tu étais mort et Dieu te veut vivant… »
Et même si tu es malade, et même si tu es gravement malade, et même si ton handicap est lourd : « un Autre te veut vivant ». Et même si tes choix t’ont abimé le corps et le cœur et l’esprit, il faut entendre cette parole sans laquelle il n’y a pas d’avenir : « je veux que tu vives. Et je vais vivre en toi… Je vais te mettre une bague au doigt, et une robe de fête, et des sandales pour que tes pieds ne heurtent plus les pierres. Et nous allons nous mettre ensemble à table ».
C’est quelque chose comme ça, la miséricorde du Seigneur.

Allez, regardons aussi le fils ainé de la parabole de Jésus.
Vous ne trouvez pas qu’on lui ressemble aussi ? Ça ne vous arrive jamais à vous de travailler parce qu’il faut travailler, et de vivre uniquement dans l’attente d’une compensation ? Ça ne vous arrive jamais à vous de vivre vos relations comme un petit commerce : « je te donne, mais tu vas me donner ». De vivre votre prière comme un sordide marchandage pour que Dieu daigne poser son regard sur vous et vous rendre à la mesure de vos petites vertus ? Ça ne vous arrive jamais à vous d’être jaloux, d’être inquiets, troublés, fiévreux, et tourmentés parce que que vous vous donnez à fond et que vous ne sentez rien d’une récompense venir remplir vos caisses ?
Dans ces heures là, il faut encore relire la parabole de l’évangile et une fois de plus, contempler et écouter le père dont nous parle Jésus. « Mon fils, tu es toujours avec moi et je suis avec toi. Ne vis plus devant moi comme un larbin. Ne vis pas à genoux. Ne vis pas ta vie de fils comme un vassal devant son suzerain. Ce que j’aime en toi, c’est que tu sois un homme debout, droit dans tes bottes. Ce qui me plait en toi, c’est que tu vives ».
C’est cela aussi la miséricorde du Seigneur. Il faut que nous chassions de nos cœurs cette idée folle que Dieu voudrait qu’on soit comme ceci ou comme cela, qu’on fasse ceci ou bien qu’on fasse cela.
Le Dieu que nous révèle Jésus, c’est un Dieu qui n’aime que l’homme debout et qui aime davantage la liberté de l’homme que les réponses qu’il pourrait lui donner « pour lui faire plaisir ».

Cette miséricorde, elle s’étend d’âge en âge, Marie le savait bien. Le dieu qu’elle connaissait et à qui elle a choisi de donner sa confiance est un Dieu libérateur. Dieu d’Israël. Dieu des passages. Dieu révolté par tous les esclavages.
Elle s’est tenue devant son Dieu comme une femme libre.
« C’est pour que nous soyons vraiment libres que le Christ nous a libérés », dira un jour saint Paul : il ne faut pas l’oublier.

Cette étonnante miséricorde de Dieu qui nous est révélée par le Seigneur dans cette magnifique parabole, il faut que nous en devenions les promoteurs. Pas simplement les bénéficiaires.

C’est quoi, la vie chrétienne ? C’est avant tout laisser descendre en nous cette parole du Seigneur : « Mon Père veut que tu vives, et je vais te conduire sur un juste chemin. J’y serai avec toi, fidèle compagnon de tes heures d’infortune. Je vais devant tes pas ouvrir les portes de la vie. Je te ferai passer par une porte sainte. »

Mais c’est aussi devenir cette parole. Il s’agit d’être sa présence, d’être son sacrement, d’être sa trace dans le monde d’aujourd’hui. Libérateurs parce que libérés. Miséricordieux parce qu’ayant goûté un tant soit peu la divine tendresse. Puisque ce pèlerinage est une école de vie chrétienne, il faut que nous apprenions à faire de nos vies un « je veux que tu vives ». On ne réussit pleinement sa vie que si on rend les gens plus libres,  c’est à dire plus vivants.

Allez, pendant quelques instants, je vous invite à entrer dans un profond silence. Prenez le temps de bien vous asseoir. Tenez vous droits. Et puis fermez les yeux. Ouvrez vos mains et descendez au fond de votre cœur. Et puis, écoutez au fond de vous cette petite voix qui vient du Père de toute miséricorde : « je veux que tu vives. Je veux que tu vives »…

Seigneur, permets nous d’accueillir, à deux pas de la source, cette parole de vie…
Et s’il te plait, viens nous rendre miséricordieux comme toi.
Et comme ton Père.
Nous t’en prions, Seigneur !

Lourdes 18 juin 2016

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