Il s’appelait Trognon

Trognon. Il s’appelait Trognon.
Il avait reçu ce nom-là de son père qui l’avait reçu de son père qui l’avait reçu de son père. Ils s’appelaient Trognon. Trognon de père en fils, et de fils en aiguilles. C’était comme ça. Un nom pas plus étrange que Merle, Caribou ou Plumeau.
Lorsqu’on parlait des Trognon, on savait de qui on parlait. Un nom, c’est une histoire, une tradition, un héritage, une culture. Un avenir aussi. Une promesse.

Or, ce Trognon en question se mit jour à ne plus aimer son nom. Trognon, ça lui faisait penser à trognon de pomme ou trognon de poire. Et, de là, à bonne poire. Et même à tarte. C’est fou ce qui peut se passer dans la tête de quelqu’un.
Il pria les Services de l’état-civil de lui permettre d’enlever la lettre T : il s’appellerait Rognon. C’est sûr : ce serait mieux comme ça. Il se sentirait plus libre, moins attaché à ce nom bête… Il pourrait rencontrer les gens tout autrement, se promener la tête haute. A sa demande, on l’appela donc Rognon.

  • « Bonjour, moi c’est Rognon ».
  • « Enchanté, Rognon. Moi, c’est Bonette. Jean Bonette. »

Mais au bout d’un certain temps, il lui parut clairement que cela ne pouvait pas durer. Rognon, lui avait dit quelqu’un, ça faisait madère ou plat en sauce. Et même tripes et abats. Lorsqu’il ouvrait la bouche, il avait le sentiment de sentir l’échalote. Et il n’en dormait plus.

Il décida d’enlever le R. Il s’appellerait Ognon. C’est autre chose que l’échalote ! Cette fois là, sans l’autorisation de la sainte administration, il se changea lui-même son nom. Il y a des gens qui font cela : ils se donnent eux-mêmes un nom nouveau, en oubliant qu’un nom, ça se reçoit toujours…
Mais cela ne dura qu’un temps. Rien que d’entendre des gens l’appeler Ognon, ça le faisait pleurer. Il y a des gens boiteux qui ricanaient en disant que ça faisait cors au pied.
Pour que ça fasse moins durillon, il décida d’enlever le O avec une ferme intention d’en rester là. Désormais, il s’appellerait : Gnon.

La suite, vous la devinez bien. On n’arrête pas l’histoire.
Gnon lui apparut très vite être un nom violent, aux relents de castagne et de bagarres. Ça faisait coup de poing, claque ou gifle. Et lorsqu’il entendait – comme on l’entend parfois – : « Tu vas te prendre des gnons, si tu insistes ! », ça lui faisait quelque chose.
Les quelques lettres de Trognon, abandonnées à la va-vite, lui firent prendre quelques gadins.

Pour ne pas en rester là, il enleva le G et il s’appela Non…
Si !
Très vite, ce nom-là ne lui parut pas très heureux. « Non, vous l’avez vu ? ». « Non, peut être », répondaient les Bruxellois, pour dire « oui, sûrement ! ». On n’y comprenait plus rien.

En colère, il décida d’enlever le N: on l’appellerait On, ce qui – somme toute – est quand même bien impersonnel. Et lorsqu’il se cherchait dans sa chemise, il en venait même à se demander s’il y avait quelqu’un.

Poussé à bout, il décida d’enlever le O et de s’appeler N.
« Monsieur N… »
N. comme on en trouve sur les formulaires de l’Administration, et aussi dans les missels : « nous te prions pour N. et N. »

Que reste-t-il quand il ne reste rien ?…
Trognon, c’était pourtant joli …

« Je lui donnerai un caillou blanc; et sur ce caillou est écrit un nom nouveau, que nul ne sait, si ce n’est celui qui le reçoit. » (Apocalypse 2,17)
Malheureux sommes-nous quand nous pensons qu’il faut enlever des lettres au Nom que nous avons reçu…

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